Certaines choses dans ce monde, aussi horrible et imprévisible soit-il, ne changent pas. Le fait que je me sente trahi par ma famille ne changera pas. Ma tristesse permanente ne partira jamais, tout comme les regards de pitié, de haine ou de dégoût que je reçois quand je sors de ma grotte. C’est ancré, il faut vivre avec.
Mais il y a autre chose aussi, qui ne changera pas…

T’es sérieux, t’as bouffé la dernière pomme ? J’vais te détruire !

Je regarde, amusé, les deux jeunes tatoués se prenant la tête pour un fruit pourri. Malheureusement ça finit rapidement par cesser : la puce n’acceptant aucune violence envers qui que ce soit.
Je soupire, écoutant mon estomac qui grogne. Oui, certaines choses resteront là éternellement dans ce bas-monde, et en tête de liste : la faim. Notre réserve s’amoindrit de plus en plus, d’autant plus qu’ici, c’est chacun sa merde. Le partage équitable n’existe pas.
À n’en pas douter, nombreux sont ceux qui ont déjà goûté au cannibalisme. Moi, je ne m’aventurerai pas jusque-là.

M’éloignant des cris de frustration et des rires moqueurs, je quitte la grotte en direction d’Adenawell. Les bons repas que nous avions le droit de manger chaque jour au Dôme me reviennent à l’esprit, et ça me ronge profondément. Je me sens envieux, nostalgique, mais surtout honteux. Et dire que pendant qu’on crève de faim ici-bas, en Haut ils se délectent de fruits, graines et légumes savoureux. Et dire que même lui a le droit de manger à sa faim, alors qu’il ne mériterait que de manger la poussière.

Après une petite heure de marche tranquille, les mains dans les poches, ignorant magnifiquement les regards posés sur moi des quelques passants, j’arrive enfin devant les serres. Même l’odeur ici y est caractéristique. Mon estomac se fait d’autant plus présent. Faisant quelques pas devant le jardin, mes yeux s'arrêtent sur une pomme.
Cette pomme, parfaite, ronde, juteuse, devient incontestablement le but de mon arrivée ici. Il me la faut, je la veux, tout de suite.

Jetant un œil à droite et à gauche, évitant les yeux trop curieux, je tente d’escalader le tronc du pommier. Après quelques secondes d’hésitation, je manque de tomber au sol plusieurs fois. Je balance mon bras, le trouvant beaucoup trop court. Finalement, j’arrive à empoigner le fruit tant rêvé et je m’éclate au sol dans un petit nuage de poussière.
Bon, ridicule, certes, mais au moins je l’ai cette pomme.

Il était évident que t’allais te faire prendre, Mel. Evident.

Toujours au sol, je jette un œil vers l’enfant d’Eden en grimaçant légèrement. Je me redresse et finis par m’asseoir en tailleur sur le sol. Et soudainement, me prend un réflexe totalement immature et enfantin : je plaque le fruit contre mon torse, le cachant avec mes deux mains. Comme pour dire « non, c’est pas une pomme, c’est pas vrai ».

Merde.

Je soupire, riant intérieurement de ma réaction ridicule. J’ai volé et je me suis fait prendre, faut se rendre à l’évidence.
Je me relève en grognant et en m’époussetant et fais trois pas vers la jeune femme.

Loin d’moi l’idée d’être irrespectueux envers vous. Tout c’que vous faites c’est… Hum. Mes excuses.

Je lui tends la pomme tant désirée en la regardant avec tristesse. Un gargouillement d’estomac illustre mon regard, ajoutant une bonne dose de comédie dans cette scène déjà bien pathétique.

Gardez-la
Il ne m’en faut pas plus pour planter mes dents dans la chaire du fruit. Le goût s’installe sur mon palais, ma langue, l’intérieur de mes joues, dévale ma gorge, et c’est comme si je sentais le sucre acidifié tracer son chemin jusqu’à mon estomac.
Ouais, un pur moment de plaisir.

Alala

Je ne peux empêcher un soupire de bien-être. J’ai envie de la dévorer en trois bouchées, pourtant je garde ma politesse, évitant de parler la bouche pleine.

Dieu c’est si bon. Si z’aviez pas été là, j’aurais pu le déraciner, l’machin.

Un sourire en coin se forme sur le coin de mes lèvres, tandis que je croque un nouveau morceau. Je raconte pas que des conneries, je ne sais pas si je l’aurais fait, mais l’idée se serait bien sagement installée dans mon esprit. D’ailleurs c’est le cas. Je me demande à quel point on me détesterait davantage si je volais un pommier entier. En tout cas, ils seraient plutôt contents, dans la grotte.

Sa question me décontenance. Je ne suis pas du genre à cacher ce que je suis. Même si j’ai tenté moultes fois, les premiers mois, d’effacer mon tatouage en vain, il reste assez intact et reconnaissable. Y’a-t-il encore des personnes ignorantes à ce point ?
Avalant ma bouchée, je lève un sourcil surpris, et répond après un petit moment de silence.

D’une grotte à une heure d’ici.

Je la dévisage, surpris de plus en plus. Nan, sérieusement ? Elle me met sur le cul, là. Cette fois mes sourcils sont froncés.

Va pas m’dire que tu les connais pas. Les « Tatoués ». Je mime des guillemets avec mes doigts. Ces gars sont fous apparemment, complètement dézingués. Cannibales, empoisonnés de l’intérieur, maudits, on les évite comme la peste. Je croque une nouvelle bouchée. Mh. J’serai toi j’m’en approcherai pas.

Mes lèvres s’étendent en un sourire réellement franc. Je hausse les épaules, amusé.
Un fou-furieux
D’un côté, elle n’a pas tort. Il y a des moments que je regrette honteusement, d’autres qui m’attristent, et bien d’autres que j’ai choisi d’oublier. La tristesse est dangereuse quand elle n’est pas contrôlée. Le deuil l’est encore plus.
En tout cas, à ce moment précis je ne me sens ni fou ni furieux. Je mange une pomme et c’est le plus beau moment de ma journée.

Je sais pas, je t’effraie ?

Le délicieux fruit me rendant de bonne humeur, je lui fais des yeux de chien battu ainsi qu’une moue mignonne. Du moins, j’essaie. Avec ma carrure ce n’est pas le plus évident.
Je souris à nouveau et croque dans la pomme. Il ne reste presque plus que le trognon, que je vais sans doute avaler également.

Fou, y’a moyen. Mais j’peux t’affirmer que j’suis pas furieux, là tout de suite.

Je m’assoie par terre, le dos contre le pommier. Je suis grand, je suis large d’épaules, j’imagine que si je me tasse au sol, je serai moins effrayant. Même si je ne me considère pas du tout comme quelqu’un d’effrayant.

Tu sais vraiment rien des Tatoués, hein ? Tu sais pas c’que je suis ni d’où je viens, pas vrai ? J’pensais pas qu’un jour j’aurais cette discussion-là. C’est bien, ça change.

Légèrement amer dans ma voix, je secoue la tête de droite à gauche en soupirant. C’est incroyable. Elle n’avait aucun préjugé sur moi, une première. Aucun. Et voilà que je vais tout gâcher. Dès qu’elle va apprendre qui je suis, elle me chassera et me fera recracher sa pomme.
Quel empoté je fais, à toujours vouloir mon malheur.

Complimenter la marque maudite ? J’avais jamais entendu un truc pareil. Je ne peux m’empêcher de rire après lui avoir lancé un regard surpris. Pour sûr, la tatouée avait dû se sentir outrée, voire insultée. Je ne sais pas comment j’aurais réagi, à sa place. Sans doute rien. L’ignorance est la meilleure des solutions, parfois.

Je soupire, la voyant assoiffée de savoir. Donc elle ne sait vraiment pas qui nous sommes. Et il a fallu que ce soit moi qui lui explique, je suis loin d’être le plus diplomate. Je ne l’ai jamais été d’ailleurs, même là-haut.
Je me racle la gorge et cherche mes mots. Les Enfants d’Eden sont plus tolérants, j’ose espérer.

Quand tu agis à l’encontre des lois, tu es jugé pour tes fautes. Et les lois sont très strictes, en Haut. Pour eux, la pire condamnation est de vivre ici. Alors c’est ce qu’ils font, ils nous exilent ici. Ils nous marquent, pour que l’on soit reconnaissables. Et ils… ils nous rendent…

Impossible de trouver un mot adéquat. Inhumains ? Impossible de ressentir des émotions librement ? Ils nous transforment en déchets ? Je fais un mouvement de main las, abandonnant ma recherche de vocabulaire.

De riches personnes ne se souciant de rien, on devient chiens de foire et prétextes d’humiliation. Parfois je m’dis qu’on le mérite. Je soupire, dessinant des formes sans queue ni tête dans la terre avec mon doigt. Personne n’est prêt à ce genre de chute. Et plus ton égo est élevé, plus la chute est raide. Peut-être qu’on le mérite, mais des gens le mérite beaucoup plus, sans vouloir citer de nom…

Une lueur de dégoût et de rage passe furtivement dans mes yeux et dans mon estomac, et la douleur qu’inflige la Puce tonne doucement sur les parois de mon crâne. Je ne réagis pas, par habitude, mais me calme en une seconde.

Enfin, on finit par s’y faire ! Par rapport à vous tous, à toi, j’ai pas à me plaindre. Faut endurer, c’est tout.

Dis-je en haussant les épaules.
Après cette explication, je m’attends presque à recevoir une gifle, ou pire, apercevoir du dégoût et du mépris dans les yeux de cette jeune fille, semblant si charmante et agréable.

Drôles de personnages, oui. Le fait que « drôle » soit un terme loin de leur être adapté rend ce commentaire d’autant plus véridique.
Je ne la regarde pas, comme si le sol était la chose la plus merveilleuse que je n’avais jamais vue. Je ne la regarde pas, mais je l’écoute. Je me croirais en pleine séance de psy, comme celles auxquelles Melody me forçait à aller, à l’époque. Cette petite sournoise…

Un sourire triste apparait au coin de mes lèvres. S’il y a bien une raison valable de m’avoir jeté ici-bas, c’est bien la jalousie. On ne souhaitait plus m’y voir, c’est clair.
Sa dernière analyse me laisse quelque peu pantois. Elle énonce une réalité tellement cruelle d’une manière si simpliste, que ça m’en donne des frissons. Personne ne devrait se battre comme ceci pour manger. Ou bien que ce soit fait dans les règles de l’art : les enfants, les personnes mal en point, au moins eux, devraient avoir de la nourriture à disposition, de l’eau pure, de l’air non toxique, des fruits frais et des vitamines afin de survivre. Ils en ont, en Haut. De moins en moins, mais ils en ont. J’ai eu la chance de goûter à des mets exceptionnels, alors pourquoi pas eux ? Parce qu’ils sont moins utiles à la société selon les idéaux d’un mec pas foutu de faire régner la justice et l’ordre comme il le faudrait ? Merde.
Evidemment, je pense à un rêve impossible. La vie, l’égalité pour chacun, tout ça n’est qu’une utopie naïve et inimaginable.
N’empêche que ce serait quand même vachement mieux.

Tu penses le mériter ce tatouage, en toi-même ?

Je ris. D’un rire franc et soudain. Sans savoir trop pourquoi, peut-être pour refouler un sanglot involontaire. Le calme revient tel qu’il s’est envolé.

Ouais.

Je revois ses yeux ternes, son visage paisible au travers de mes pupilles pleines de larmes. Je revois la courbe de mon bras, tendue vers son front plissé et blanc, un pistolet enfoncé au creux de ma main. Je me souviens avoir chuchoté des excuses, avant de commettre l’irréparable.
Cette vengeance ne m’a rien apportée de plus qu’une haine encore plus grande. Mon destin était scellé bien avant tout ce bain de sang.

J’ai fait quelque chose d’horrible que je regretterai toute ma vie. Mais j’ai pris pour… beaucoup d’autres horreurs que jamais j’aurais pu… que jamais j’aurais pu commettre. Je mérite amplement ce qui m’arrive après ce que j’ai fait, mais eux continuent à vivre leur meilleure vie comme s’ils n’avaient rien fait. Un jour viendra… où leur unique regret sera de ne pas m’avoir tué aussi.

Mes paupières se ferment sur des orbites plus humides que d’ordinaire. Jamais je ne me pardonnerai. Mais plus important encore, jamais je ne leur pardonnerai.

Tandis que mon esprit vogue à nouveau à travers les souvenirs les plus atroces de ma vie, mon estomac crie famine. Une pomme ne suffit pas à nourrir un gars aussi costaud que moi. J’aurais bien envie de lui piquer un autre fruit. Après cet accueil des plus sympathiques ? Est-ce que j’oserai ? Peut-être faudrait-il que je joue la carte du Tatoué. Finalement, tout le monde ici me prend pour un violent sanguinaire, qu’est-ce que j’aurais à perdre ? Je pourrais braquer ce jardin et m’emparer de toute cette nourriture.
T’es con Mel, la puce.
Ouais… Ces enfoirés d’Aigles ont pensé à tout.

Elle parle mais je n’écoute pas vraiment ce qu’elle dit. Tout est imbibé de pitié, de niaiseries. Je ne veux pas qu’elle tente d’imaginer quoi que ce soit. Je soupire et me racle une dent à l’aide de l’un de mes ongles sales.

Je la regarde l’œil noir, à l’entente de ses derniers mots.
Sortir tout cela ? Tout cela ? Sortir mon vécu, sortir mon histoire, sortir mes émotions ? Et alors quoi, je deviendrai une coquille vide ? Elle me propose d’oublier ? Je n’ai plus aucune accroche à ma femme, à ma fille, à l’exception de mes souvenirs.

Je me lève soudainement, les sourcils froncés. Je me tiens la tête entre les mains en faisant quelques pas le temps que la douleur de la colère se dissipe. Après quelques dizaines de secondes, le calme revient en moi. Je repose mes yeux sur la jardinière, comme si rien ne s’était passé.

Si je survis encore aujourd’hui, si je m’empêche de me foutre une balle entre les deux yeux, c’est parce que je me souviens. Oublier serait la fin de tout. Si j’exprime ma colère, ma tristesse et tout ce que je ressens maintenant, alors j’aurai perdu. Je veux garder tout en moi, et exploser le jour venu. Je les entrainerai dans ma chute. Elle sera très longue. Très douloureuse.

Je lève mon majeur en repliant les autres doigts, l’embrasse et l’envoie vers le ciel, dans un geste totalement immature et provocateur. Ça me fait rire.

C’était gentil de ta part, mais non.

C’est quand même plus diplomate que mon premier instinct qui était de lui envoyer mon poing dans sa face d’ange. Je me serai haï. Et pour ça, merci la puce.

Je me rassois alors, les mains posées au sol derrière mon dos et je regarde le ciel, les étoiles invisibles d’ici, et la tour qui émet une légère lueur à travers les épais nuages.