Ci-dessous, l’énoncé de ma vie sous forme de faits.
Je suis né premier d’une fratrie de trois dans la tour de Gaïa. Mon prénom est Melan (prononcé Mélanne), mais tout le monde m’appelle Mel. J’ai une sœur de trois ans ma cadette, Skye. Je l’ai toujours considérée comme un ovni : elle était trop directive, trop impulsive, trop sur la défensive, elle parlait trop. Elle était trop, tout le temps. Je parle au passé car je n’ai plus de nouvelles d’elle depuis dix ans. Elle a disparu du jour au lendemain, sans laisser aucune trace. À l’époque, je ne parvenais pas vraiment à m’entendre avec elle. Maintenant, je me dis que la revoir me ferait beaucoup de bien.
J’ai également un frère de huit ans mon cadet, River. Je n’ai pas envie de m’attarder davantage sur cette personne.

Je n’ai jamais été vraiment proche de ma famille. Charles, mon père était bien souvent absent et Dorabella, ma mère, à cause de sa maladie, était toujours fatiguée et parlait peu. Quant à ma fratrie, je ne me souviens pas m’être déjà amusé avec eux. Je n’aimais pas le comportement de Skye et River était trop jeune pour moi. J’étais donc le plus clair de mon temps seul, entouré de personnes qui ne m’intéressaient pas plus que cela. Je mimais l’amitié, et ça passait.

La maladie de ma mère commençait sérieusement à se détériorer : elle ne mangeait plus, ne bougeait plus. Sa respiration ressemblait aux bruits des usines. Mais les jours passaient, sans que personne ne bouge le petit doigt. C’est à cette époque qu’une nuit, Skye déguerpit de la circulation. On déploya des équipes de recherche dans la Foule, à l’extérieur de la cité, ainsi que dans les airs. Rien. Alors tout le monde passa à autre chose.
Je pense que c’est à ce moment que mon père perdit peu à peu la raison.

Entretemps, j'ai rencontré la plus belle personne que je n’avais jamais vue. Melody. Une femme merveilleuse, douce et bienveillante. Ma femme. Très vite, elle devint tout pour moi et très vite, elle s’installa dans mon cœur, mon corps et mon âme. Je la vivais, je la respirais, je l'étouffais de tout mon amour que je n’avais confié à personne avant elle. Notre couple était feu, eau, rien ne pouvait nous séparer. Je lui ai passé la bague au doigt et nous nous sommes promis l’un à l’autre. Pour la première fois, j’étais réellement heureux. J’avais enfin trouvé la mélodie de ma vie.
Et pendant ce temps, ma mère s’installait de plus en plus confortablement dans son lit de mort.

Pensant que rien ne pouvait me rendre plus heureux, je crus mourir à la découverte du cadeau que m’offrait Melody. Nous n’étions plus un couple désormais, mais trois. Je n’ai pas versé beaucoup de larmes dans ma vie, encore moins de joie, mais à cet instant l’égo et la dignité dont je faisais preuve s’enfuirent soudainement. La nouvelle ne réjouissait pas réellement ma famille : mon père ne supportait pas Melody, mon frère suivait les faits et gestes de mon père à la lettre, et ma mère… Le fil qui la retenait à la vie était de plus en plus invisible.

Quelques semaines plus tard, le médecin rendit son verdict : débrancher ma mère et la laisser partir ou la garder en somnolence sachant qu’elle resterait dans un état végétatif à jamais. C’est à cet instant que le cœur de mon père se brisa. Sans prendre en compte l’avis des autres, il décida de la garder en somnolence. S’en suivit une très longue période de recherches d’un possible médicament ou vaccin pour sauver ma mère. Il était inenvisageable pour lui de la laisser partir.

C’est la même année que ma fille est née. Nous l’avons appelée Ruby. Moi qui pensais ne jamais connaître à nouveau ce sentiment de béatitude et de joie profonde, j’étais dans l’erreur. Ma fille était devenue ma raison d’être. Je faisais absolument tout pour elle, elle était mon rayon de soleil. Notre petite famille était la plus heureuse et je me voyais enfin devenir quelqu’un.
Mais dans un coin sombre de mon esprit, le diable me répétait sans cesse « ça ne durera pas ».

Trois ans plus tard, nous étions en 2175, mon père finit par trouver ce qu’il cherchait depuis si longtemps : un potentiel vaccin pouvant soigner ma mère. Ses recherches nous avait permis d’apprendre ce que je redoutais le plus : la maladie de ma mère était héréditaire, il s’agissait d’une mutation sur le chromosome X uniquement. Ce qui signifiait que seules les femmes du même sang que ma mère étaient touchées. Skye et Ruby.
Il fallait à tout prix que le vaccin de mon père fonctionne car je ne me voyais pas vivre sans ma fille.
Les tests qu’il effectua sur des personnes « volontaires » porteuses de la même maladie échouèrent : les effets secondaires étaient beaucoup trop forts. Il comprit alors qu’il devait réaliser un vaccin plus précis. Plus… familial. Et pour cela, il devait le tester sur des personnes de la famille.
Skye était introuvable.
Jamais il ne risquerait la vie de sa femme déjà à deux doigts de la mort.
Plus qu’un seul choix s’offrait à lui et il le saisi sans regret ni remord.

J’imagine que chaque personne a déjà vécu la perte d’un être cher, du moins une grande partie. Je n’ai pas perdu un être cher, ce jour-là. Bien plus que ça. J’ai perdu mes parents, mon frère, ma femme et ma fille. J’ai perdu ma vie, mon âme et mon cœur. Je ne suis plus rien, seulement une coquille vide.
Il m’est encore impossible de me remémorer tout exactement. Seulement des images me viennent à l’esprit. Des images rouges et larmoyantes, puis, plus rien. Juste la haine et le froid. Voici les faits :
Mon père a pris ma fille pour cobaye, étant donné qu’aucun autre choix selon lui ne se présentait.
Ni ma femme ni moi n’étions au courant. La dose était trop forte. Il l’a tuée.
Nous la cherchions et nous l’avons trouvé sans vie sur le sol du laboratoire, mon père la regardant les yeux plein de larmes. Il était triste car il avait encore une fois échoué dans ses recherches.
Melody, prise d’un élan de rage soudain s’est jeté sur mon père, abattant ses poings sur son visage. Puis River a débarqué. Lui qui a toujours voulu être le préféré de mon père, lui qui a toujours été stupide. Il s’est emparé d’un microscope et a frappé Melody au crâne. D’un coup sec, il l’a tuée.

De père, de mari, j’étais redescendu au rang de rien.

Je ne me souviens pas de ce qui a suivi. Tout ce que je sais c’est que ma mère est décédée de ma main, par vengeance contre mon père. Ensuite je me suis retrouvé dans une cellule. J’ai été jugé coupable pour le meurtre de ma mère, ma femme et ma fille. Le lendemain, j’étais tatoué, pucé et condamné à errer dans la Foule.

Aujourd’hui, je me contente de survivre. Il n’existe pas un jour sans que je ne pense à Melody et Ruby. Mes deux princesses.

La mélodie qui me retenait en vie est morte, et moi aussi.