Tu ne sais pas trop d’où tu viens. Tu ne sais pas trop comment tu es arrivée là. Tes parents sont des fantômes, figurativement et littéralement, depuis le début de ta vie. Tu doutes même d’avoir déjà vu leurs visages. C’est si étrange. Tes plus lointains souvenirs c’est ton errance dans la mélasse toxique, pieds nus. A cette époque là, tes habits étaient pitoyables. Des espèces de guenilles, qui méritaient difficilement le statut même de guenilles. C’était plutôt des lambeaux de tissus vaguement arrangés pour te faire une robe ? Une toge ? Un vêtement qui te couvrait, en tout cas.
Tu as dû faire des trucs pas forcément jolis pour survivre, des choses que tu ne referais plus aujourd’hui. Voler dans les maisons des gens, voler directement dans les poches des gens. Être une enfant des rues pousse à s’abaisser aux péchés pour subsister. Pourtant, un jour, on t’a prise la main dans le sac et surprenamment, on t’a plus ou moins lâché la grappe. On t’a juste foutu un coup de pied au cul pour que tu ailles voir les serres des Enfants d’Eden. Tu n’en avais jamais entendu parler jusque là. Enfin, si, vaguement, entre deux discussions, mais tu n’étais qu’une enfant et tu étais foncièrement dans l’incapacité de comprendre concrètement ce qui avait été dit.
Tu devais avoir quelque chose comme 7 ans quand tu t’es présentée à la porte de ces gens, d’une bienveillance infinie, qui t’a charmée en un instant. C’était une révélation, il n’y avait pas d’autre mot. L’abnégation et la bonté dont ils faisaient preuve était inspirante. Petite enfant que tu étais, tu voulais apporter ta pierre à l’édifice, mais tes idées étaient au mieux farfelues. Alors on t’écoutait, avec sourire, on hochait la tête pour approver tes idées, puis tout s’arrêtait là. Tu étais inventive, ça il n’y a pas de doutes, mais l’application de ce que ton esprit faisait naitre était impossible. Tu t’étais retrouvée dans une sorte de famille d’accueil, si tu es reconnaissante de tout le savoir qu’ils t’ont transmis, il t’est impossible et impensable de les considérer comme tes parents. Ils t’ont enseigné tout ce qu’il y a à savoir sur les Enfants d’Eden, ils t’ont nourrie et logée. Tu les aime d’un amour profond.
En grandissant, tu as étudié et expérimenté à petite échelle sur les plantes. Dans l’ancien monde, on t’aurait surement appelée botaniste. En réglant quelques paramètres atmosphériques différemment, tu avais découvert comment augmenter le rendement des plants tout en gardant une terre fertile. On t’avait remarquée pour ça, on t’avait remerciée pour ça. Adam Premier et Eve Première, ces bienfaiteurs que tu idolâtrais, buvaient tes paroles avec grand plaisir. Toute idée qui n’était pas arrivée à maturation était partagée, en face à face. Vous en discutiez pendant des heures, comme des érudits. Tu avais fini par mériter d’être Eve Seconde, bras droit du couple originel.
Le jour où Eve Première a été assassinée était un jour maussade, qui n’augurait rien de bon. Tu as essayé de lui prodiguer tous les soins possibles, en fabriquant n’importe quel onguent. Mais ça n’a servi à rien, la blessure était trop grave pour être soignée. Entre l’air toxique, le manque d’hygiène et les connaissances médicales limitées. Tu n’as rien pu faire, tu as été inutile. Mais te voilà propulsée de Seconde à Première. Félicitations, tout l’avenir des Enfants d’Eden repose sur toi ! Tu n’as pas vraiment eu le temps de faire ton deuil, tu as été forcée à passer à autre chose.
Tu fais de ton mieux pour être noble, pour montrer l’exemple, mais l’exercice du pouvoir est quelque chose de compliqué. Alors tu tatonnes un peu. Tout ça, c’est nouveau pour toi. Tu t’attendais à être plus… formée sur la question. Cet assassin t’avait propulsée à une position que tu ne connaissais que bien trop vaguement. Mais il te faut maintenant composer avec ça. Alors tu relèves la tête et tu avances, droit devant, en attendant les obstacles qu’on t’enverra et que tu sauras, sans aucun doute, déjouer.