Bobby l’écureuil, à l’orée d’un bosquet
Mange ses précieux glands sans les compter
Des grands des gros des petits des frais
Aux autres, jamais il n’en donnerait
Soudain, alors qu’il les dévorait à foison

Soudain, alors qu’il les dévorait à foison…

Merde
Mes sourcils se froncent, mes pupilles vont chercher en haut à droite, vers les souvenirs.
C’était quoi déjà, la suite ?
C’est tellement loin. Je me souviens de tellement de choses, mais au fond… de si peu.
Peu importe. Ce n’était qu’une comptine idiote marmonnée à une enfant n’ayant que faire des paroles. Je ne sais même pas ce qu’est un écureuil.

Mains dans les poches, regard posé sur un point fixe au loin, je n’ai pas de but précis.
Sans but, c’est ma vie désormais.
Morne.
Terne.
Inerte.
Melody me dirait que je me plains trop, et j’adorerai l’entendre à nouveau. Sa voix était si douce, si chaude. Elle était celle qui me comprenait. J’en étais fou.
Je plisse les yeux de nostalgie à cette pensée. Je lui en sortais, de ces phrases. Avec elle, mon corps n’était qu’amour, mes paroles n’étaient que poèmes. C’était trop, parfois. J’en étouffais.

Je manque de tomber au sol au moment où ma botte rencontre sa destinée : une jambe. Jambe appartenant à un corps. Mort, sans doute. Jamais je n’ai vu autant de personnes décédées qu'à cet endroit. La Foule. Tout ce que je hais au plus profond de moi. Je ne peux empêcher mon visage de grimacer. Le corps tient ce qui ressemble à un vieux fusil dans sa main encore entremêlée à la crosse.

C’est ça !

Un chasseur sans bruit fit éruption

Ma voix rauque chantonne ce vers en une petite mélodie enfantine.

Et paf, le fusil rencontra la petite tête, d’un coup d’un seul il la lui arracha

L’œil vide, le teint pâle.
Je ne crois pas que ce soit les véritables paroles de la chanson.

- Y'a eu une fusillade hier, parait même qu'ils ont fait péter une vieille mine.

Bon, déjà, l'annonce n'était pas réjouissante… qui dit mine, dit Kaboom… et ce quartier craint, personne ne l'ignore.

- Hier ? C'est pas un peu tard pour aller chercher les blessés ?

Tient c'est pas un habitué celui-là… quelques regards amusés vers lui et ricanements sardoniques plus tard, on finit d'écouter les détails de la mission ''humanitaire''. Personne n'a perdu de temps à lui expliquer. Enfin, il devrait bien se douter de quelque chose si il n'est pas trop naïf.

Tout le monde se disperse. Seuls les volontaires reviennent pour le départ peu de temps après, équipés de ce qu'ils ont pu trouver. Si on n'avait pas une escorte armée, personne ne serait revenu. Une petite précaution qui dissuade une bonne partie des pillards. Trois armes à feu… mais combien en état de marche ? Si on tombe pas sur un groupe plus désespéré que les autres tout devrait bien se passer. Devrait…

On démarre, deux éclaireurs en tête enfin d'éviter les chemins sur lesquels le chariot est susceptible de s’enliser. La route se fait dans un silence entrecoupé de quelques plaisanteries afin de détendre l’atmosphère.
Tout devrait bien se passer… Mais, on n'est pas serein pour autant.

Enfin arrivé prés du lieu signalé, on s’attribue nos secteurs et c'est parti, on va fouiller la zone. Certains commencent à astiquer leurs surins dans l'éventualité où ils tomberaient effectivement sur des blessés.

- C'est pas un enfoiré qu'à pas voulu s'vider assez vite d'son sang qui va m'priver d'quoi grailler !

Un psycho… Je m'éloigne un peu, remuant méthodiquement, sur le trajet, quelques décombres à coup de pied ou à l'aide d'une barre de métal pas trop rouillée. Soudain, je m’arrête… J'ai entendu un truc, j'en suis sur… Enfin, je crois… Je parcours des yeux les alentours. Un oiseau sur un vieux poteau bancal. C'était lui qui m'a fait sursauter ? Aller, on se relaxe. Je respire un bon coup. Sifflote un peu à son attention. Et là :

- Et paf, … rencontra … tite tête, d’un coup … lui arrach

J'ouvre des yeux ronds et fixe le moineau qui sans s'attarder a déjà reprit son vol.
Trop bizarre l'oiseau.
Je soupire… Avoir pu penser un quart de seconde que ce vers avait pu sortir de son bec me désespère.
En tout cas, c'était assez proche pour que je l'entende… Je recule prudemment, inspectant les interstices dans les murets dans l'espoir d’entrapercevoir la véritable origine de la chansonnette.
Vu ce qu'il avait l'air de raconter à tous les coups, c'est un putain de psycho… un autre, ça pullule dans le coin. Mais pourquoi je suis venu ici, bordel ?

Continuant à marmonner la mélodie de la comptine -devenue complètement glauque-, je m’accroupis près du corps sans vie et tire d’un coup sec le fusil qu’il tenait encore bien trop fermement à mon goût.
Il s’est accroché à la vie celui-là, mais c’était sans compter la balle qui lui a perforé la poitrine. Des fusillades comme celle-ci, il y en a partout. Et dans ce quartier, c’est pire que tout. On pourrait presque croire que les gens se mettent d’accord pour venir se buter à Kaboom. Un déluge, cet endroit. Et pourtant, une mine d’or si l’on est à la recherche de nouvelles pompes ou d’armes. La plupart sont inutilisables. Mieux vaut les tester avant toute confrontation, quitte à paumer une balle.

Bon. Un fusil, c’est plutôt une bonne trouvaille.
Comme habituellement, à l’aide du bout de ma nouvelle arme, je dégage les mèches de cheveux sales du pauvre homme qui lui cachent le visage.
Pas de tatouage.
Il l’aura sans doute mérité, alors.

Dis pas ça, Mel.

Je soupire, me racle la gorge et continue ma route et ma comptine.
Un bruit me sort soudainement de ma mélancolie, je me retourne vivement et braque le fusil vers le bruit, sourcils froncés.

J’te vois, sors de là.

Je ne le vois pas du tout.
Je parle sans doute au vent, mais la vie ici m’a appris différentes choses. La paranoïa en fait partie.
J’avance un peu plus vers le bruit, sans cligner des yeux. Rester sur ses gardes, surtout si on est Tatoué, est le b.a.ba de la survie.

J’attends tant qu’il le faudra, les sens en alerte, jusqu’à ce que je sois certain de pouvoir quitter les lieux en toute sécurité, aussi faible soit-elle.

Faut que je teste ce flingue, tu veux jouer à la roulette russe ?

Aucune foutue idée de ce qu’est une roulette russe.

- J’te vois, sors de là.

J’arrête de reculer sur l'instant. Coup d’œil à droite… Coup d’œil à gauche… Putain… je ne vois rien. Pourtant des bruits de gravats continuent de se rapprocher.  À gauche. Ça raisonne à mes oreilles. Ça avance droit sur moi. Lentement.
Vision thermique ?
C'est la dernière fois que j'accepte de venir à Kaboom, ça grouille de chasseur. Je tente de contrôler au mieux ma respiration. Si y'a un truc qu'on apprend vite, c'est que paniquer est la dernière chose à faire. Tu te mets à courir, et t'es quasi-sûr de te faire aligner. On ne prend pas le risque qu'un fuyard rameute son groupe. Et pas de cachette dans le coin…
Ça a une vision thermique les oiseaux ?
Mais pourquoi j'ai toujours des idées étranges… Ah c'est sur ça serait rassurant de voir débarquer le piaf. Un moment du moins… le monde est déjà assez fou comme ça pour que les aigles ne s'allient pas aux moineaux !
… Je dois rester concentré.
Je peux, peut-être, essayer de lui parler ?

- Faut que je teste ce flingue, tu veux jouer à la roulette russe ?

Je dégluti.
C'est juste à coté.
Pas loin à l'angle du mur.
Je laisse mes mains en évidence. D'un coup le dialogue me semble un peu plus compliqué… enfin j'ai pas forcément le choix. Mieux vaut que je m'annonce avant qu'il ne me tombe dessus.

- Ok. Ok. Je suis là. On peut parler, nan ?

Je crois qu'il ne s'attendait pas à me trouver juste là. Il est imposant. Plutôt carré. Le regard sévère. Pas rassurant.
Mais pas de lunette thermique !

- Après, je suis pas franchement amateur de ce genre de spectacle. Mais si t'es sur de toi, je peux, peut-être, te trouver une audience.

Et son accent me dit un truc… je zieute sa joue. Un tatouage ? Et la carrure, et l'accent… Mais oui, ça aurait du me mettre le moineau à l'oreille…
Faut vraiment que je me le sorte de la tête celui là…
Un déchu , donc ? Je pensais pas qu'ils étaient friand de roulette. Enfin, avec ce qu'ils traversent, pourquoi pas… Je pense qu'il y aura du monde pour son jeu en tout cas.

- T'en dis quoi ?

La roulette russe… y'a quelques types qui en ont entendus parler dans l'un des quelques livres qui traînent dans la ville. C'est pas parce que tu sais lire que t'es forcément futé, faut croire. En tout cas malgré des tentatives de temps en temps, ça n'a jamais prit… Les gens de l'ancien temps aussi étaient timbrés faut croire. En quoi c'est un jeu, au juste ?
Ou alors y'a un truc qu'on a pas compris. Ça serait pas étonnant remarque.
Peut-être le coup des armes automatiques ?

Ma voix se tend et je racle ma gorge pour la remettre en ordre. Manquerait plus que je flanche. Je suis plutôt de nature calme, mais je ne peux m’empêcher d’imaginer dans quel état je pourrais finir si je me retrouvais avec un fusil inutilisable, face à un mec armé jusqu’aux dents. Ouais, ce serait vraiment pas de bol.
Faut dire que ça fait un bail que la chance ne m’a pas sourie.

Arrête de t’plaindre, t’es en vie.

Je grogne. Comme si quelqu’un pourrait envier cette vie de merde.
Agrippé comme un malade à la crosse de mon nouveau fusil, je patiente. Environ deux mètres plus loin de mon viseur, un homme se dévoile au grand jour, les mains en l’air. Je me déplace pour le viser correctement, cette fois.
M’en doutais tiens. Comme quoi faut toujours se fier à son instinct. Bon, à deux ou trois mètres près, on va pas en faire une montagne.

Je ne le quitte pas des yeux. Il est plutôt fin : si jamais ça dérape, le casser en deux ne devrait pas poser trop de problème. Espérons qu’on n’en arrive pas jusque-là.

On peut parler, nan ?

Vu que nous sommes tous deux doté de cordes vocales, on peut, effectivement. Mais mes oreilles me sont d’une plus grande utilité.
Parle, petit. Je t’écoute moi.
Mes sourcils se fronce encore plus quand j’entends la suite de ses paroles. L’accent des Autres n’est tout de même pas évident à comprendre parfois, surtout chez les plus jeunes. En quelques mois, j’ai fini par m’y faire : les conversations sont toujours à peu de choses près les mêmes. « Sale Aigle », « J’vais te buter », « Tu nous as pourris la vie », « T’as que c’que tu mérites », et autres « Criminel » dans le genre.
Disons que ce genre de conversation… change un peu.
Peut-être qu’il se fiche pas mal que je sois un Tatoué ou pas. Ça court pas les rues. Et bizarrement, je sais pas quoi répondre.

Tu fais le mariole, mon gars.

Ouais, ça c’est bien ça. Une bonne grosse daube.

J’aurais bien envie de le baisser, ce flingue, tu m’as l’air sympa. Mais comme tu peux l’voir, j’suis toujours pas intégré à cette communauté de merde. Je fais un mouvement de tête rapide et vif sur le côté comme pour désigner la marque maudite sur mon visage. J’ai pas confiance en toi.

La plupart sont dégoûtés par ma présence, une grande partie me crache dessus, voire me cherche des noises. Seulement une minorité m’ignorent ou me parlent normalement. Faudrait être complètement timbré pour le baisser, ce putain de fusil.

Qu’est-ce tu fous ici, va pas m’faire croire que t’es seul.

Ça ne m’étonnerait pas que tout ça soit une grosse mascarade et que je sois pris dans une belle embuscade.
Je n’ai pas bougé depuis qu’il est sorti de sa cachette.

Un ancien aigle… on en croise pas souvent.
Si je dois en croire les junkies : On leur a vrillé le crane et brisé de l’intérieur… coupant les influx nerveux liés à la violence ; C'est l'Aversion, la punition des aigles. Les réduire à l'état de simulacres, d'ombres humaines… Faut être content d'être en bas, ça évite de tomber.
Bon y'a d'autres témoignages aussi, si on ne devait se fier qu'aux camés on irait pas loin. Des déchus y'en a eu exposés en pâture. Encagé, électrisé, stimulé jusqu'à déclencher une réponse de haine. Puis ça riait de leurs convulsions de douleurs. Ceux qui se font choper par des chasseurs ne survivent pas longtemps… heureusement pour eux. D'autres n'ont pas cette chance.
Ce qui est sûr, c'est qu'une fois à la surface, tu n'es pas un pire criminel que ceux qui étaient déjà là avant toi… Quoi que t’aies pu faire là-haut. Mais tous les prétextes sont bons pour trouver des boucs émissaires. Ceux qui en veuillent le plus aux aigles finissent par s'allier contre ce qui est à leur portée.

Ce sont des chiffons noirs qu'on agite devant nos yeux pour nous faire oublier de les lever.

Les junkies ont beau être complètement allumés, au milieu de délires mystico-paranoïde ils te sortent des trucs profonds. C'est pas ce qui me fera regretter mon enfance, mais certaines de leurs paroles m'ont marqués. Une juste dose de sagesse galactique, c'est peut-être ce qu'il faut pour éviter d'être un connard.

Autant dire que le temps qu'il répond, je m'étais un peu relaxé, me vouant aux mots qui disent les tatoués inoffensifs.
Brisé aux ailes, coupé aux serres. Un moineau en moins dangereux.
Toujours les mains en l'air, en guise de bonne foi, tout en louchant sur la gueule du canon, je l'écoute.

- Qu’est-ce tu fous ici, va pas m’faire croire que t’es seul.

Quand est-ce que j'ai dis que j'étais seul ? Je hausse un sourcil circonspect… Y'a un truc dans le dialogue qui coince. Le choc des cultures ? Je suis pas diplomate, hein ! Et, elle vient faire quoi la confiance là-dedans ?
Je soupire un grand coup.

- Bah justement, j'ai à faire ici. C'est pas franchement un coin pour le tourisme. On ramène les cadavres dans le centre, histoire que les familles qui le veuillent les récupèrent.

Même si 95 % finira dans une benne taguée ''SB''… Du moment qu'on nous file notre dû à la fin c'est pas vraiment important ce qui se passe de ce qu'on ramène. Et on en profite pour faire quelques ''trouvailles'', ça participe à rendre le job un peu attractif.

Puis, je tente de refaire du lien avec ce qu'il avait dit… Ah, ça doit être pour ça qu'il me demandait si j'étais seul. Il a des tournures bizarres pour poser les questions, celui-là… J'ai jamais voulu lui faire croire quoi que ce soit.

- D’ailleurs, on doit être une bonne douzaine à tourner dans le quartier – vu que y'a des prof' (diminutif de profanateur) j'ai préféré partir de mon coté. Si ça te suffit pour ton jeu, tu peux m'accompagner au chariot. On attendra que les autres reviennent. Et tu feras… ce que t'as à faire.

Je vais pas lui faire la morale ou même tenter de le raisonner, c'est pas comme si j'y avais moi même jamais pensé. Reste que la mise en scène c'est pas pour moi. Mais je juge pas. C'est pas souvent qu'on croise un corps qui va presque de lui même s'ajouter sur le tas.

Qu’est-ce qu’il me chante cet oiseau de malheur…
Mes sourcils se froncent de plus belle -si c’était encore possible-, mes lèvres rentrent dans ma bouche pour que je les humidifie. Tiens, me voilà complétement décontenancé. Y’a pas un mot de sa bouche que je capte. Enfin, ce que je comprends c’est qu’il n’a pas l’air d’avoir envie de me faire du mal. Mais c’est encore peut-être un piège, qui sait.

Si ça te suffit pour ton jeu, tu peux m'accompagner au chariot.

Mais de quel putain de jeu il me parle ??
Ma patience a des limites, je crois que je vais finir par m’énerver. Attends… Je sens mon cerveau faire des acrobaties pour démêler les paroles du gamin. Il a dit « une bonne douzaine », c’est ça ?

Merde !

P’tain j’ai vraiment du mal à te comprendre avec ton accent d’mes deux, là.

Paysan.

Alors on va faire un truc. On va être clair. Tu vas me répondre par des phrases courtes en articulant. Ok ?

Je ne lui laisse pas le temps de répondre. Le fusil est confortablement installé dans mes mains, pas les siennes.

Je cherche pas l’embrouille. Je suis juste venu faire mes putains de courses. Je sais pas ce que tu veux. Si tu cherches la merde, tu vas l’avoir. Maintenant…

Ça y est, j’en ai marre, je veux me barrer et bronzer au soleil.

Y’a plus de soleil.

Je ferme les yeux et passe mes doigts sur l’arête du nez. Pourquoi j’ai les nerfs à fleur de peau comme ça ?

T’sais quoi gamin, bute-moi si t’en as envie, j’sais même pas ce qui me retient ici.

Je baisse enfin mon fusil et pose mon fessier d’aigle déchu sur ce connard de cadavre. C’est mou, ça fait du bien. C’est qu’il avait encore un peu de bidoche, le dézingué ! Comment c’est possible, ça ?
M’apprêtant à recevoir -ou non- une balle entre les deux yeux, je me concentre sur mon arme, l’ouvre pour voir s’il est chargé. Une balle. Bon. C’est mieux que zéro.
Je soupire et mon estomac grogne.

T’as pas un truc à bouffer ?

Je crois que l’air toxique additionné aux multiples cadavres environnants et à l’accent insupportable de tout le monde dans ce bas monde, commencent à me rendre complètement timbré.
Peut-être que je vais finir par bien me marrer, alors.

Je fixe le déplumé. Il a l'air paumé.
Ses sourcils forment un angle surprenant.
Je sais pas ce qu'on lui a fait subir à celui-là mais de mon avis qu'il a du perdre une bonne partie de ses neurones après sa neurochirurgie. En bas, mis à part deux ou trois tentative avec de vieilles perceuses, au moins on a pas ce soucis là.
J'ai un petit sourire triste en l'écoutant. Il comprend rien… même pas dit qu'il se comprenne lui-même. Si faire des phrases courtes peut l'aider, hé bien soit !
J'allais répondre, mais il ne me laisse pas le temps et reprend une démonstration de versatilité extrême. De la menace il repasse au discours suicidaire qu'il tenait en me cherchant tout à l'heure.
Son estomac gargouille…

- T’as pas un truc à bouffer ?

Ça m’achève. Je craque et un petit rire moqueur s’échappe.
Et après c'est moi qui suis lunatique ? Faudrait que les autres voient ce type, ça les ferait relativiser !
Complètement ravagé, si ce n'est pas les bistouris ce doit être par l'acide. Quoiqu'il ait l'air assez lucide malgré tout… enfin…
Je continu de le fixer : j'avais pas fait gaffe, mais c'est qu'il se repose sur un macchabée…
D'un coup ça me refroidi.
Mon visage se ferme. Je m'applique à bien découper mes mots.

- Nah, rien à bouffer.

Sinon je serais pas là… j'ai bien quelques pots de pâte-citron qui attendent chez moi, mais ça serait bien que je ramène autre chose.

- Dis, tu pourrais te lever ? … Faut que je le ramène.

Je pointe ce qu'il est en train d'écraser allégrement… En plus avec tout les gaz qui fermentent la dedans… c'est pas pour rien qu'on se couvre le visage pour manipuler les cadavres. Je sors, d'ailleurs, un vieux morceau de loque que je noue derrière ma tête de façon à couvrir ma bouche et mon nez.
C'est pas pour rien qu'on dit que ça sent la mort.

- Et c'était un plaisir… vraiment. Je te laisse à ton marché, j'ai à bosser comme je disais.

C'était assez articulé pour lui ça ? Boarf… tant pis. Je m'approche du corps froid.
Tient, c'est pas Robert ça ?
Et ça le fusil de Robert ?
Je hausse simplement les épaules, pour l’intérêt que ça a… et me prépare à le tirer jusqu'au chariot.
Pourvu qu'il perde pas de bout en route…
Le cadavre semble ''assez frais'' devrait pas y avoir de soucis.

Mes sourcils se froncent. Il se fout de ma gueule ou je rêve ?
Tout le monde crève la dalle dans cette miséricorde, c’est un comble qu’on se moque de quelqu’un pour cette même raison. Il a pas l’air d’avoir la lumière à tous les étages, celui-là.

Eh bien voilà, quand il veut, il peut parler correctement ! Ça c’est bien, par contre la réponse me plaît moins. De toute façon, je ne sais pas pourquoi j’espérais quelque chose de différent. Personne n’a de bouffe ici. Faudrait que je fasse un tour au Jardin d’Eden, un de ces quatre.

Je regarde son doigt, puis le macchabée sur lequel je suis assis. C’est vrai que c’est vachement confortable, j’avais oublié. Je grogne en me levant et range mes mains dans les poches de mon pantalon poussiéreux. Je le regarde nouer un tissu sur le bas de son visage en levant un sourcil. Ça pue, là ?
Mmmh.
C’est peut-être pour ça que mon cerveau fonctionne à l’envers ces derniers temps, je devrais me couvrir le visage pour empêcher la toxicité de l’air envahir encore plus mes synapses.

Mon nouveau camarade commence à rebrousser chemin avec la masse inerte en guise de remorque. Je lui emboîte le pas en deux enjambées, lève le cadavre par le haut du pantalon. Je grimace un peu, c’est de moins en moins facile : mes muscles fondent de jour en jour. J’aime pas ça, faut que je me remplume. Je parviens tout de même à le poser sur mon épaule gauche.

C’est par où ?

Pourquoi je fais ça ? Je m’emmerde. Peut-être va-t-il m’emmener vers un endroit où il y aurait de la bouffe, qui sait. Et puis j’ai rien d’autre à faire, rien à perdre. Ma vie, au pire. C’est pas si grave.

Pourquoi tu t’emmerdes à cueillir des crevés ? Tu travailles au Secret Burger, c’est ça ?

Cette marque de l’enfer. Tu parles d’un secret. Enfin, ça sonne mieux que « Human Burger ». Et ça fait toujours des protéines. Ça a plutôt un goût de poulet, d’ailleurs. Qui aurait pu savoir qu’on avait un goût de nuggets ?

J’ai faim.
Heureusement, pas au point de taper un croc dans la cuisse de ce bon vieux sac à patate qui commence à dégager une petite odeur sympathique.

Alors que je commençai à traîner le corps, il devient d'un coup plus léger…
Hé merde…
Pas si frais que ça apparemment ; Qu'est-ce qu'il a perdu : une jambe, les deux ?
Je me tourne et cligne deux fois des yeux…
Eh bin si je m'y attendais !?
C'est que le déchu propose son aide, sans même savoir si il aura une part de la récompense. Je préfère toujours ça à devoir revenir pour les bouts qui seraient tombés. Bon bah, on est repartit. Direction la charrette !

- C'est pas loin, à 500 mètres peut-être, en bas de la rue… Et… Euh merci.

Mon ton s'est bien adouci. Un peu balbutiant, mais adouci. C'est qu'il aide bien, il pesait lourd le Bob. Difficile à cerner, le tatoué, mais ça n'a pas l'air d'être un mauvais gars.
Bon, l'attitude c'est une chose, mais l'apparence c'en est une autre… si il compte éviter les ennuis il faudrait qu'il cache son tatouage plus efficacement qu'en enfonçant ses ongles dedans. Ça aurait pu s'infecter cette connerie en plus. Ou il cherche les ennuis justement ? Je sais plus avec ses changements d'avis… Il veut quelqu'un pour le tirer, préfère le faire lui-même ou cherche juste à survivre. Je suis perdu. Et il fait la conversation en plus ?! Il me braque, baisse le fusil, sans s'excuser, en me demandant de l'achever et maintenant il tape la discute.

- Pourquoi tu t’emmerdes à cueillir des crevés ? Tu travailles au Secret Burger, c’est ça ?

C'est en lançant de nombreux coups d’œil à sa marque que je lui réponds :

- C'est le CSF qui embauche. Le Comité Sanitaire de la Foule. Après ça revient presque au même… ça finit au même endroit bien souvent. On pourrait pas vivre dans un endroit où les cadavres pourrissent à l'air libre. C'est pas hygiénique…

Je crois que ça revient tellement au même que le comité, c'est juste une couverture, histoire que les gens se posent moins de question.

- Dis… T'es sûr que ça va ? T'as tenté une salade de champi sans avis d'expert ? C'est vrai que quand on tombe sur un coin on pourrait se laisser tenter… mais dans le lot y'a pas grand-chose de comestible.

Je sais pas trop quoi en faire de ce grand type. Il veut mourir, ou non ? Il est complètement secoué, ou juste dans une mauvaise passe ?
Et en se rapprochant, on finit, fatalement, par entendre d'autres voix. Des beuglements, des rires, de petits bruits étouffés de masses qu'on lance. Entre les profs' et ceux qui dédramatisent, l'ambiance serait presque au rendez-vous. Je grimace et fixe l'homme, lui fait un petit signe de tête. On va s’arrêter là pour le moment avant de débarquer au milieu de la clic. Je pose notre charge par terre et souffle un coup… autant que c'est possible à côté d'un cadavre.

Je hausse les épaules quand j’entends son remerciement qui m’a tout l’air d’être surpris. Enfin… Je hausse l’épaule droite, la gauche étant désormais handicapée. C’est que ça pèse son poids un mort !

Ce n’est pas évident d’être un Tatoué, d’être un gars comme moi. C’est une malédiction que tu portes sur ton corps, tu ne peux pas t’en défaire. J’ai essayé de la dézinguer, cette marque sur ma joue. Il aurait fallu que je m’arrache littéralement la peau. Avoir une plaie béante de ce genre sans aucun recours médical, il me semble que je n’aurais pas fait long feu.

Tiens… C’est peut-être une idée pour en finir !

Mes lèvres se déforment en un léger rictus, amusées par cette pensée saugrenue. Saugrenue peut-être, n’empêche que je la garde au chaud dans ma mémoire.

Les gens de la Foule savent qui nous sommes et où nous sommes. Nous sommes marqués, visibles de tous. Certains ne peuvent s’empêcher de l’épier, plus ou moins discrètement, gêné ou dégoûté. Je ne sais pas ce que lui pense, mais je sens qu’il mate cette joue maudite. Y’a peut-être quelques temps, ça m’aurait foutu en rogne. Les temps changent… L’ignorance est la meilleure des solutions.
Toujours est-il que tandis qu’il tente de paraître discret, je tente de comprendre ses mots. Et c’est pas évident. Mais je crois que je commence à saisir son accent prononcé, ça vient, bientôt je comprendrais une phrase entière.

Le Comité S… de la Foule ? Sacré peut-être. Sensé. Secret. Nan, y’avait trois syllabes dans son putain de mot. Je soupire, laissant tomber.

De ce que je comprends, il travaille pas pour Secret Burger, mais c’est tout comme. Allons bon, il rameute des cadavres pour nourrir la Foule, c’est tout. Ça devrait être ça son titre, d’ailleurs. Simple et efficace. « Je vous tue, je vous ramasse, et je vous cuisine entre deux pains rassis. » Sympa le slogan. Peut-être même que dans d’autres conditions j’aurais dédié le restant de mes jours à ça.

- Dis… T’es sûr que ça va ?
- Mh ?

J’étais tellement pris dans mes pensées sans queue ni tête que plus rien ne me touchait. J’aurais pu continuer longtemps, à marcher avec mon sac d’os et de chair.

Une salade de champi ? Ah ! Si seulement.
J’entends d’autres voix au loin, et ma réponse s’envole dans le vent tiède. Bah oui, il est pas tout seul, évidemment. On s’arrête. J’apprécie ce geste et lui lance un regard approbateur.
Le cadavre se retrouve au sol, dans un nuage de poussière. Sa mâchoire délabrée claque et sa langue dépasse. Je grimace. Dégueu…

Un p’tit cocktail de champi serait pas de refus mais c’est pas bon pour c’que j’ai.

Je tapote ma joue, blasé. Je n’ose pas imaginer les dégâts qu’un mélange de drogues causeraient à mon cerveau pucé. Déjà que je suis pas mal dans le jus...

T’as dû en croiser quelques-uns des comme moi, faut pas que ça t’étonnes. On sait plus trop quoi foutre de notre vie. En plus j’ai-

Je regarde au loin, soudainement dans le vide, l’air triste.
Retour à la réalité cinq secondes après.

Ah moi c’est Mel au fait. T’as toujours rien à graille, hein ?

J’ai si faim, merde. Je vais finir par taper un croc dans Michel.

Je redresse un peu le corps, l'adossant du mieux que je peux contre un reste de mur, avant de m’affaler à mon tour un peu plus loin. Qu'est-ce qu'on ne fait pas pour vivre… Enfin, pour une fois mon collègue ne me propose pas de ciseler le mort tout les trois pas. Pour l’alléger qu'il disait… C'est sur qu'ils pèsent leurs poids mais bon… je ne m'y résous pas. Une fois délestés et assurés que les voix ne s'approchent pas, nous reprenons la discutions.

- Un p’tit cocktail de champi serait pas de refus, mais c’est pas bon pour c’que j’ai…

J'affiche une petite moue. Je ne sais pas vraiment ce qu'il a, mais, si ça l'éloigne des champis c'est sans doute pour le mieux. Un rapport avec son tatouage ? Je vois pas… À tous les coups, c'est juste qu'il se tâte à continuer son travail et arracher le reste de chair marqué. Je suis curieux de voir si ses tendances autodestructrices font le pousser à m'accompagner déposer le corps dans la charrette le visage découvert. Il fait comme il le sent, c'est pas mon problème si il veut se foutre en l'air…

- Des comme toi… ? Des tatoués, bien sûr, mais dans ton genre… Fixant un mur lézardé en face de nous, je fouille mes souvenirs. Nan, je crois bien que t'es le plus atteint que j'ai vu. Je hausse les sourcils sur mes propres paroles. Sans vouloir te vexer, bien sûr… Mel, c'est ça ? J’essaierais de retenir. Jonathan. Je lui lance un regard et lui tend la main, histoire de conclure les présentations. Sinon, j'ai vraiment rien sur moi, mais je te filerai un truc si on se recroise ! Tu m'as bien aidé après tout. Je reperd mon regard sur le mur d’en-face Mais… t'as déjà su quoi foutre de ta vie à un moment ?

Il y a une espèce de mousse brunâtre qui pousse dans les interstices du mur… ça finira par le bouffer complètement. En attendant, ça le fragilise, jusqu'à ce qu'il s’effondre.
Comme tout le reste.
Ça me dépasse qu'on puisse avoir ce genre de considération… Dans la foule, on ne peut pas dire que beaucoup dépense du temps à y penser.
Heureux l'aigle dans son nid, comme on dit.

Il semblerait que je sois le mec le plus dézingué que ce petit gars ait jamais rencontré. Même dans mon état je me sens totalement hébété. Mince alors, j’en ai croisé des personnes complétement tarées, et il ne me semble tout de même pas que je sois pire qu’elles ! Ceci étant dit, il est toujours plus compliqué de se juger soi-même. Il faudrait que je demande son avis à ‘Liv, à l’occasion. Peut-être saura-t-elle mettre de la lumière sur mes doutes. Remarque, elle doit paraître tout aussi tarée que moi. Même si elle est ce genre de personne qui s’adapte et accepte tout facilement, vivre dans une grotte, seuls entre déglingués du cerveau, ça ne doit pas forcément être suffisant pour rester sain d’esprit.

Jonathan. Ce sera donc Jo’. N’allons pas nous encombrer de noms à rallonge. Jo’, celui qui me doit un casse-croûte, je retiens.

Je me fais craquer les phalanges et me masse le gras de l’épaule en grognant légèrement. Perdre ma force est quelque chose qui m’angoisse. J’en soulevais par paquet de dix, des gens, avant.

T’as déjà su quoi foutre de ta vie à un moment ?

Bizarrement, cette question sonne à mes oreilles comme de l’eau de roche. C’est limpide. Je ne sais pas s’il a soudainement décidé d’oublier son accent de paysan, ou si mon cerveau a détecté une question qui me fouterait tellement dans le mal que la louper aurait été du gâchis.
Mes lèvres se déforment en un petit rictus. Ouais, je ris, mais jaune. Je ris jaune pisse.

Ouais.

Je soupire en regardant au loin, cliché d’un homme triste et mystérieux.

C’était que de la survie au départ. Et puis j’ai vécu la plus belle vie que j’aurais pu imaginer. Mais les temps ont changé et maintenant je suis mort. Un beau cycle de vie, tu trouves pas ?

Ma vie c’est un yoyo. Ça monte et ça descend. D’ailleurs j’attends la nouvelle remontée impatiemment. La rivière finira par descendre et s’assécher, tôt ou tard. Tu peux me croire, River.
Enfin bref…

Et toi alors, j’imagine que ramasser des cadavres c’est pas ce qui te fait le plus tripper, hein ? Je n’attends même pas sa réponse, mon esprit venant d’avoir une autre idée. T’as déjà testé la viande humaine crue ? Parce que je dois t’avouer que j’ai tellement la dalle que je commence à me poser des sales questions. Ça te dérangerait pas si j’lui pique un croc, hein ?

Je reluque le cadavre, mi-dégoûté mi-affamé. Et mon ventre gargouille à nouveau. Je soupire. Non non, je vais quand même pas avaler un bout de mec mort !
Sois patient Mel, tu vas bien finir par trouver un fruit pourri ou des champignons cachés dans des troncs d’arbres !

Oublie ce que j’ai dit, c’est dégueulasse.

Je ne sais pas si les personnes là-bas sont toujours présentes, mais je me remettrai bien en route, histoire de faire passer le temps.

Ah bah… il a pas eu l'air gêné plus que ça par ma remarque… peut-être un peu surpris, sur le coup il a fait une drôle de tête. Il doit être déconnecté si il ne s'était pas rendu compte qu'un truc tournait pas rond chez lui. Sauf qu'il doit le savoir au fond de lui.
La preuve, il se dit mort.
C'est plus que du symbolique, ça doit être du prophétique. Si il continue comme ça en tout cas, ça le sera.
Pour l'instant il est pas plus mort que le reste de la Foule. Le choc de la chute qui l’empêche de voir qu'il ne fait pas tache ici ? Si on transposait l'esprit d'un Autre dans un corps d'ours, on obtiendrait à peu prés ça… ce Mel.
Et il veut juste se foutre en l'air à mi-temps alors qu'il est presque déjà intégré ?! Timbré le type. Ou franchement trop aveugle en tout cas. La perte de ''la plus belle vie'' qu'a occulté sa vue ? Là où les gens ont une vie dure depuis l'enfance, ses petits tracas de grand aigle majestueux ça va vite faire tache.
Il va finir par en prendre conscience.
Y'a qu'un moyen de finir correctement le cycle de vie, Robert est à côté de nous pour le rappeler.
Alors, faut qu'il se décide, l'ours, c'est le bon moment pour franchir le pas.
Hop, direct dans la carriole.
Certes, c'est pas ma vocation de charrier des corps, mais bon, je fais pas le difficile. La question ne l'intéresse pas plus que ça, et, comme pour prouver qu'il s’intègre à grande vitesse, il veut goûter à la spécialité locale. Même si il dit que c'est dégueux, il finira à un moment ou un autre par tenter.
Je soupire.
J'aime pas ramener des macchabées incomplets. Ça jure avec l'éthique… pas qu'il y en ai une qui fasse consensus… mais tout de même, ça fait travail prémâché.

- Bah, je t'en voudrais pas, tu seras pas le premier à bouffer durant la récup'. Mais cuit et agrémenté, c'est mieux, t'en viens à oublier ce que tu manges. Si tu laisses la cuisine à un autre, tu peux t'enfoncer encore plus dans le déni. L'explication du succès du Secret sans doute… une bonne tranche de déni. Je le fixe de nouveau. Mais t'es… descendu depuis longtemps en fait ?

Ça doit pas faire très longtemps vu à quel point il est paumé. Ou bien il serait encore plus touché que j'aurais cru… C'est quoi la moyenne de vie d'un déchu suicidaire ? Je lui donne, tout au plus, deux mois d'ancienneté à la surface… deux mois durant lesquels il aurait tenté de survivre de l'entraide entre tatoué avant de sortir se nourrir par lui-même.
Peut-être bien… si ça existe là bas : l'entraide.

Bon, j’ai faim, certes. Mais j’ai déjà eu faim depuis que je suis là. Enormément de fois, d’ailleurs. Il n’y a quasiment rien à bouffer ici et pourtant je suis en vie, pas en pleine forme, mais en vie. Comment j’ai fait ?
Je regarde le corps inerte au sol et la salive me monte à la bouche spontanément.
Comment j’ai fait, j’ai mangé quoi pendant tout ce temps ?
Et dire que je pourrais me mettre toute cette viande sous la dent, de la bonne viande rouge et tendre, avec une petite couche de gras. Une bonne source de protéines pour une personne de ma carrure.
J’sais pas comment j’ai fait, j’sais pas ce que j’ai mangé, mais je suis là et j’ai faim.

Cuit et agrémenté…
La cuisine…
Une bonne tranche…

Je bois ses paroles en imaginant des tranches de viande flottantes dans les airs. Je sors la petite lame rouillée qui est toujours rangée sur le côté de ma cuisse et la plante ni une ni deux dans le corps du macchabée. Jonathan n’a pas dit non, je prends donc ça comme une invitation à le faire.
J’en peux plus, je me demande vraiment comment j’ai fait pour survivre sans manger, c’est pas possible. Ça fait combien de temps que je suis dans ce bas monde déjà ?
Je remets les jours dans ma tête, je remets tout en ordre, je le sais, j’en suis sûr.

- T’es descendu depuis longtemps en fait ?
- Sept cent trente-huit jours.

Du tac-au-tac.
C’est bon, tout me revient maintenant. Et je suis en train de découper un pauvre mec avec mon couteau favori ? Mais qu’est-ce que j’suis en train de faire ?

Ah la vache, un peu plus et je mangeais un mec ! Heureusement que tu m’as remis les nerfs en place. Jamais je touche à ça, moi.

Je grimace et essuie la lame sur le tissu déchiré des vêtements du défunt. Je ne l’ai pas trop mis en morceau, c’en était fallu de peu. De toute façon il finira en steak, c’est pas un drame.
Mes yeux se posent à nouveau dans ceux de Jonathan et je râcle ma gorge, gêné. Tu m’étonnes qu’il me trouve totalement taré.

J’ai pas toujours été comme ça, tu sais. Enfin, y’a moyen qu’hier j’étais déjà comme ça. Je marque un blanc. C’que je veux dire c’est qu’il y a pire que moi et que je sais c’que je fais.

Je crois.
Je sais pas ce que je veux faire, et ça je le sais. C’est plutôt un bon début.

Tes potes ils s’sont barrés ? Ils risquent de me démonter s’ils voient ce que je suis. Et crois-le ou pas, je veux pas crever. Je reprends un bout de ce qui a failli être mon quatre-heure sur l’épaule en grognant un peu. ‘Suis prêt, quand tu veux, Jojo.

À peine j'avais fini de parler qu'il était déjà accroupi sur le corps à le charcuter. Je détourne la tête.

Foutu prof' y'en a partout.

Il répond à ma question, et y'a comme un truc bizarre, un de plus, … c'est comme si son accent se faisait moins prononcé ? Je sais pas trop, mais j'aurais vraiment pas cru qu'il était là depuis… sept cent trente-huit… ça fait combien ? Deux ans, je crois. Deux ans d'ancienneté et la tête qui va avec. Il s'est redressé, presque… reconnaissant ? de ne pas avoir goûté Robert.
Mon regard est revenu sur lui, les yeux écarquillés, le front plissé.
C'est sûr cette fois : il est fêlé. Complètement ! A 200 % même ! Aussi dissocié qu'un drogué sous retour d'acide.

- J’ai pas toujours été comme ça, tu sais.

J’espère bien… si c'était possible de naître comme ça… Attend… C'est possible non ? En tout cas, prétendre savoir ce qu'il fait alors qu'il y a pas une minute il était sur le point de bouffer un truc qu'il jure ne jamais toucher, c'est un peu limite… ça peut arriver à tout le monde d'avoir un petit blanc. Là, c'est plus que ça. Comment il peut même être sûr que ça fait sept cents jours qu'il est là dans son état ? Je suis persuadé de ne rien pouvoir en tirer. Rien de vrai. Il vogue dans le fantasme. Décidément… il me rappelle bien mon père. Et pas dans ses bons jours. Le regard bas, je ne fais pas de commentaire et suis soulagé lorsqu'il propose de repartir finir le trajet.

- Bah y'a toujours des gens qui restent au chariot, alors si tu veux pas crever il va falloir…

Je choppe les jambes du mort et le soulève un peu, avant que mon regard soit happé par un mouvement. La mousse du vieux murs… Elle a bougé ? Je louche dessus. Mais ça bouge pas de la mousse… Je pousse un soupire… puis, sursaute, alors qu'une grosse voix retenti derrière nous.

- Et bah Jo' t'es là ! On est presque plein, on va pas tarder à rentrer.

Ni une ni deux, lâchant notre corps, je saute sur Mel, une main planquée sur sa joue tatouée. Il y a encore des bris de fenêtre sur le bâtiment. J'ai simplement du voir le reflet de Vince dedans. La tuile… c'est pas le pire. Il est même sympa Vince. Mais pas sûr qu'avec un tatoué ça soit la même histoire. Je fronce un peu les sourcils en me demandant ce que je fous. Je devrais pas m'occuper de ce type… Enfin maintenant c'est trop tard.

- Hey Vince ! On arrive, on arrive ! T'as vu, j'ai retrouvé un vieux pote… d'enfance. On se perd de vu, on se retrouve… oh lala, c'est fou la vie hein ?! C'est Mel et il… Je louche sur le tatoué. Bah il m'aide là maintenant, mais, sinon… il fait plein de truc.

Vince me regarde bizarrement… un sourcil trop haussé – les restes d'un sourcil à moitié cramé en tout cas.

- Ouais, ouais… Bah enchanté Mel. Vous voulez de l'aide ?

Je me tourne vers Mél lui lançant un regard interrogateur. Perso, j'ai rien contre de l'aide et je vois même mal pourquoi je la refuserais… mais…

Je ne pensais pas que ce gamin aurait eu le courage de me foutre une tarte en pleine tronche. Ma première réaction fut un mouvement de recul tout en fronçant les sourcils. C’est pas réellement dans ma nature d’être violent, malgré ce que l’on pourrait croire. Mais quand on me cherche, on me trouve.
Il me fallu finalement pas moins de deux secondes pour comprendre la démarche de Jonathan. Démarche que j’apprécie. Un peu. Pas trop. Il me touche, il est collé à moi, et je hais cette sensation.

Y’a qu’elle qui peut me toucher. Y’a qu’elle. Personne d’autre.

Je me contiens et essaie de penser à autre chose, tandis qu’il me présente à un autre crevard. Vince, de ce que je comprends. Je comprends pas grand-chose. Alors que l’autre semble me poser une question et que Jonathan me regarde, attendant ma réponse, mon cerveau fonctionne à mille à l’heure.

Qu’est-ce que je fais ?
Est-ce que ce gars me tuera s’il découvre ce que je suis ? Sans doute, vu la réaction soudaine de Jonathan.
Est-ce que je veux mourir ? Non. Je crois pas. En tout cas, pas maintenant, pas comme ça.
Est-ce que je suis bon acteur ? C’était le cas à l’époque, mais maintenant j’en doute.
Qu’est-ce que je fais, bordel…

Euh… non. Non. Je- On s’en sort plutôt bien, pas vrai Jo ?

Je souris sincèrement -du moins je l’espère- et déglutis difficilement.

On est déjà deux dessus, à trois on va plutôt se marcher les uns sur les autres. Je me racle la gorge. Mais t’en fais pas mon vieux, on arrive, on arrive, on te rejoint.

Je lui fais un signe de la main lui signifiant qu’il peut continuer à avancer sans nous, retourner à ses occupations, crever, peu importe. Qu’il se casse, merde !
Ne le voyant pas bouger d’un millimètre, je décide de passer à une autre tactique.

Bon, mec, tu vois pas qu’on a besoin d’un peu d’intimité, tous les deux ? Tu veux pas nous laisser un moment ?

Je passe un bras autour des épaules de Jonathan ce qui provoque un frisson de dégoût immense en moi. Je commence à avoir des sueurs froides et prie n’importe qui pour que cette situation finisse au plus vite.
Je me mets à chuchoter fort, comme pour lui annoncer un secret, cachant le côté de ma bouche avec ma main.

J’ai plein de chose à lui dire, si tu… si tu vois ce que je veux dire.

J’agrémente la chose par un clin d’œil à l’encontre de ce Vince de mes deux. J’ai soudainement envie de le buter.
Si ça ne fonctionne toujours pas, je pense que je serai ok pour qu’il me bastonne à mort.

Mais qu'est-ce que je suis en train de foutre ? Je suis là, la main collée à la balafre de l'autre suicidaire. J'en sens le relief cicatriciel et les escarres résiduelles. Avec un léger écœurement aux bords des lèvres, je l'observe, impatient de savoir ce qu'il va inventer pour nous tirer de cette situation. J'ai fait ma part du taf, nan ? À lui maintenant.

J'opine à son explication.
Un temps.
Jusqu'à ce que, soudainement, j’arrête de faire le balancier avec ma tête, qui pivote instantanément. Je le fixe, les yeux exorbités, avant de revenir sur Vince en tentant d'être le plus naturel possible, un sourire nerveux figé sur mon visage, en grande partie recouvert par mon masque improvisé. Je m'attendais pas à ça… Après, c'est sûr que vu notre position, c'est plus que crédible.
Mais qu'est-ce que j'ai foutu…

Mel semble pas des plus à l'aise non plus, sa main posée mollement sur mon épaule, il aurait pu raconter autre chose si ça ne lui va pas comme histoire. Une fois la surprise passée, la gêne est palpable. On n'était pas préparé à sortir un prétexte pareil…
Vince, lui, ne perd pas le nord.

- Eh, vous pouvez vous raconter tout ce que vous voulez, moi j'm'en fous, je veux juste me casser au plus vite, on est presque tous rassemblés et c'est l'heure.

- Waa nan, déconnes pas Vince, c'est le mien celui-là, je suis sûre que t'en as déjà ramenés plusieurs en plus… C'était quoi ton record ? Quatre ? Cinq ? T'en as vraiment besoin d'un en plus ?

Cinq, en effet, et celui-là c'est mon sixième du jour !

Il sourit, provocateur, tout en s'approchant de mon mort.

Dans une chorégraphie peu naturelle et brusque, je viens ajouter ma deuxième main sur l'autre coté du visage du déchu afin d'accompagner sa tête jusqu'à ce qu'il me fixe. Je sais pas si c'est plus discret qu'un « Hey, regarde par ici » mais le résultat est là, j’enlève enfin mes mains et sa joue maudite reste cachée avant de conclure en chuchotant un « On se retrouvera ». Je n'ajoute pas de clin d’œil, au vu du contexte, quelque chose me dit que ce serait de trop et me dégage simplement l'épaule d'un petit mouvement.

- Attends, attends, tu l’apportes pas sans moi !

Je m'interpose timidement entre mon gagne-pain et l’opportuniste, un regard attristé en arrière.
Peut-être est-ce mieux ainsi, après tout Mel aurait eu du mal à aller au bout, même le visage voilé, tout aurait pu si vite dérapé. Déjà, là, peut-être l'a-t-il échappé belle. Je soupire, ça m'ennuie de partager le crédit avec Vince, mais bon, ce n'est pas la première fois que ce genre d'événement arrive et certainement pas la dernière.

Bon dieu mais pourquoi j’ai toujours les pires idées ? Au moins, côté positif : il me semble que je ne sois pas le seul à être mal à l’aise. Manquerait plus que le Jonathan rentre beaucoup trop dans mon jeu et qu’il fasse un truc que lui et moi aurons regretté toute notre vie. Mais non, c’est bon, il a l’air de vivre sa meilleure vie, autant que moi.

Et l’autre timbré ne prend pas. Quel imbécile, je fais quoi maintenant ? Je crois que si j’avais le cœur encore plus sur la main, des larmes de frustration me seraient montées. Essayant de penser à autre chose, je m’imagine en train de casser la glotte de ce Vince. Je suis certain que ce ne serait pas si difficile que ça.
Je les entends échanger des paroles que je n’écoute pas. Non, j’ai autre chose à faire, comme me retenir de me barrer en courant ou sauter sur l’un des deux, par exemple. J’ai juste envie de me transformer en tas de sable. Ouais… Je serai si bien en sable bordel, finalement je me fais marcher dessus assez souvent comme ça !

Mais un contact totalement malvenu me sort de mes pensées. Je réprime un hoquet de surprise quand le p’tit gars qui était déjà à-demi collé contre mon visage, vient se coller encore plus.
Je bouillonne.
Je fulmine.
Je vais péter un câble.
Une main, un corps, c’était infernal. Deux mains encadrant mon visage avec plus aucune échappatoire, c’est insoutenable. J’arrête de respirer, involontairement, et mes yeux sortent de mes orbites, dévisageant le visage me faisant face.
La première idée qui me traverse l’esprit est de lui mettre un coup de tête. La deuxième est de lui cracher au visage.
Je ressers ma poigne contre son épaule l’air de dire « mec, dépasse pas les bornes. »

Finalement, Jonathan me lâche. Il me lâche et je reviens à la vie. Je les regarde s’éloigner avec le corps mou valdinguant derrière eux.
Un frisson me parcourt l’échine et je me frotte le visage furieusement, comme pour enlever toute trace de ce qu’il venait de se passer. Je me calme, finalement.
C’est moi qui ai commencé toute cette mascarade, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.

C’est ça ouais, on s’reverra.

Mais juste se voir. De loin. De très loin.

Je pose mon fusil sur mon épaule et, soupirant un bon coup, je reprends ma balade revenant sur mes pas. Une certaine comptine se colle à mon esprit.

Bobby l’écureuil, à l’orée d’un bosquet
Mange ses précieux glands sans les compter

Ce bon vieux Bobby.